Hors de l’Eglise point de salut. Réfutation du néo-pélagianisme.
Dans son ouvrage, « Hors de l’Eglise point de salut »,[1] le Père Édouard Hugon – ancien professeur de théologie à l’université pontificale Saint Thomas d’Aquin de 1909 à 1929 – réfute l’hérésie pélagienne selon laquelle la foi n’est pas indispensable à la justification. À l’heure où les partisans de Vatican II, ne cessent de soutenir qu’il est possible d’être sauvé sans la foi, les écrits du Père Hugon restent toujours d’actualité.
« Quand un homme sincère obéit à sa raison, n’est-il pas dispensé du surnaturel qu’il ignore, et l’observance de la loi naturelle ne serait-elle pas un désir implicite de la foi, comme la charité et la contrition renferment le vœu du baptême ? N’est-ce pas avoir suffisamment la foi que de la désirer ?
Ce fut l’hérésie de Pélage que de nier la nécessité de la foi, comme d’ailleurs de toute grâce. Un renouveau de cette erreur envahit notre société, et il n’est pas rare de rencontrer des chrétiens convaincus qui pensent faire de bonnes apologétiques en déclarant que ces vagues aspirations et une tendance vers le bien suffisent. On les entend dire que les philosophes ont pu se sauver avec leurs connaissances et leurs vertus naturelles, que nos modernes rationalistes sont excusables de ne pas arriver à la lumière, qu’il n’est pas requis de trouver, pourvu qu’on ait cherché, que Dieu n’exigera pas une autre chose, pour le salut, que le désir et les efforts d’une âme en quête d’idéal.
Un théologien de marque, André Véga, avait déjà essayé, mais vainement, de faire accepter une théorie analogue. Il convenait l’hypothèse d’un païen qui, ignorant invinciblement la révélation, arriverait au salut sans la foi, par le pratique seule des commandements. – Mais c’est du pélagianisme. – Non, réplique Véga, car, dans ce cas, Dieu interviendrait par sa grâce et inspirait à cet homme vertueux un amour surnaturel qui suppléerait à la foi et la contiendrait implicitement. Cette opinion, aussitôt combattue, ne survécut guère à son auteur.
Ripalda [2] expose une autre conception.
La foi stricte ne sera pas nécessaire en réalité, mais seulement en désir, in voto, non in re ; il suffirait à un barbare, pour la justification, de la foi que fait naître le spectacle des créatures. Cet assentiment n’est point fondé sur la révélation, il n’a point pour motif l’attestation de l’autorité divine, mais il est surnaturel et salutaire, parce que Dieu donne une grâce à l’intelligence et élève à la hauteur d’une connaissance surnaturelle la connaissance même que le païen a pu acquérir du Créateur par la contemplation de l’univers.
La théorie que la foi naturelle peut suffire en cas de nécessité reparut, et aggravée encore, au XVIIème siècle dans l’ouvrage du Père Berruyer : « L’histoire du peuple de Dieu », condamné à maintes reprises par l’autorité ecclésiastique. Non satisfait de discerner des âmes innocentes parmi les infidèles, le Père Berruyer a laissé entendre que Dieu pourrait se contenter, en certains cas, de la simple religion naturelle. Par des formules spécieuses, il a au moins jeté le doute sur la nécessité de la révélation et celle d’une foi surnaturelle appuyée sur cette révélation. Le doute suggéré s’insinue et s’exprime de telle sorte que le lecteur, séduit, est entraîné à une affirmation que l’auteur a craint d’énoncer ouvertement : à savoir que, même depuis la venue de Jésus-Christ, les hommes aux yeux desquels la révélation ne brille pas, et qui, à son défaut, sont privés de la foi, peuvent sans cette révélation et cette foi, en pratiquant, avec le secours de la grâce, la religion naturelle, parvenir à la justification. Pour ces motifs, la Sorbonne frappe les propositions du Père Berruyer de la note de captieuses. Elles inspirent, ajoute la Censure, un doute hérétique. – Les déistes allèrent encore plus loin avec Jean-Jacques Rousseau et Marmontel. Pour Rousseau, on peut se sauver dans toute religion et même en dehors de toute croyance. Marmontel ne se contente pas d’affirmer avec assurance le salut d’Aristide, de Marc-Aurèle et de Caton, il prétend encore que la révélation n’est que le supplément de la conscience et donne à entendre qu’une fois accompli ce devoir essentiel : « Aimer Dieu, aimer ses semblables », la foi à des mystères inconcevables n’est pas absolument indispensable.
Saint Paul a prononcé un axiome inflexible qui déjoue d’avance toutes ces tentatives et confond toutes ces fausses pitiés : Sine fide impossibile est placere Deo : sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (Hébreux 11 ; 6). Il est bien question ici de la foi surnaturelle, qui est la substance, l’immuable fondement, des choses qu’on espère, la démonstration de celles qu’on ne voit pas, qui a justifié, Abel, Enoch, Noé, Abraham, les patriarches et les prophètes : dans laquelle ils sont morts consolés, en attendant la promesse : qui a enfanté les miracles, conquis les royaumes, ressuscité les morts : qui a poussé les martyrs à subir tous les supplices pour trouver la résurrection dans un monde meilleur.
Donc, sans cette foi divine, aucune espérance de pardon, point de sainteté, point de vie : c’est elle seule qui fait vivre le juste : Justus ex fide vivit (Romains 1 ; 17).
L’Apôtre ne se contredit pas dans son épître aux Romains [quand il dit] : « Lorsque les païens, qui n’ont pas la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi. » (Romains 2 ; 14). Le mot naturaliter, n’est pas opposé au surnaturel, mais à la loi ; il ne signifie point : par les seules forces humaines, mais : sans la loi mosaïque. Les gentils ont pu, sans cette législation, non sans la grâce, observer ce que prescrivait la loi ? Leurs cas est analogue à celui des patriarches de l’ère primitive. On sait que la Providence a voulu, avant de réaliser tout le plan de la Rédemption, suivre une marche lente et progressive qui est le signe de sa sagesse, et faire passer le genre humain par une triple phase : celle de la loi de la nature, celle de la législation mosaïque, celle de la plénitude évangélique. La période initiale est appelée loi de nature, non pas que les forces naturelles soient capables de donner la justification, mais parce qu’il n’y a pas encore d’institution positive, les suggestions mystérieuses de l’Esprit-Saint, les directions intérieures de la grâce, intervenant à point pour guider les âmes de bonne volonté. « Dans cet état, dit Saint-Thomas [d’Aquin], la connaissance naturelle ne suffisait point pour le salut ; il a toujours été nécessaire de croire certaines vérités qui dépassent la raison. À une époque plus tardive, il a fallu même la foi au Réparateur qui devait apporter le remède efficace aux plaies du genre humain. C’est pourquoi, dans cette économie primitive, on ne devait pas se contenter des œuvres qui sont dictées par la seule raison, il en fallait d’autres, protestations et signes d’une croyance à la réparation du genre humains ; et c’étaient les sacrements de cette époque. » [IV Sente., dist 1, q. 3].
Ainsi, soit les antiques patriarches, soit les gentils dont parle saint Paul, n’ont pas eu besoin d’une législation écrite pour se sauver, mais il leur a été tout-à-fait impossible d’arriver à la justification sans la foi surnaturelle. L’axiome est absolu, la règle immuable : Sine fide impossibile est placere Deo.
C’est pour affirmer la nécessité de la foi que les martyrs sont morts et que les docteurs ont écrit. Saint Clément de Rome déclare avec énergie que jamais personne n’a été justifié sans elle [Epist. I ad Cor., c. XXX]. Saint Ignace la prêche aux Éphésiens : « Deux grandes vertus sont nécessaires pour le salut, la foi et la charité ; la foi, qui est le commencement de la vie ; la charité, qui en est la fin. Il faut persévérer jusqu’au bout dans la foi pour être admis au royaume de Dieu ; ceux qui corrompent la foi seront livrés au feu inextinguible. » [Epist. ad Ephes., XIV, XVI]. – « Il n’y a qu’une seule foi pour justifier les hommes, ajoute Saint Irénée : celle d’Abraham et des Patriarches était la même que la nôtre. » [Adv. iloeres., lib. IV, c. XX]. – « Ce que Dieu demande de nous, dit Saint Cyprien, ce n’est pas notre sang, c’est notre foi ; Abraham, Isaac et Jacob n’ont pas été mis à mort ; c’est à cause du mérite de leur foi et de leur justice qu’ils sont honorés comme les premiers patriarches. Tous ceux qui auront eu comme eux la foi et la justice prendront part avec eux au festin éternel. » [de Mortalitate, XV]. – « La première condition pour plaire à Dieu, répète Saint Ambroise, c’est la foi : elle est avant toutes les autres dispositions : ante omnia fides nos commendare Deo debeat. Elle est le fondement et la racine de toutes les vertus. » [De Cain et Abel, lib. II, c. II]. Sans elle, donc, le salut ne peut germer, pas plus que la plante et l’arbre ne sauraient croître ou s’épanouir s’ils n’ont point de racine.
À toutes les époques et pour tous les hommes, la foi a été la maîtresse du salut, remarque Saint Jean Chrysostome [in Psalm. 5]. Aussi bien, l’Apôtre nous révèle un grand mystère en parlant d’un même esprit de foi : Habentes eumdem spiritum fidei, c’est-à-dire que, dans les deux Testaments, tous ceux qui ont été sauvés ont dû posséder la même foi surnaturelle, don du même Esprit-Saint. – « Cette foi, poursuit saint Cyrille d’Alexandrie, est le chemin et la porte pour entrer dans la vie. » [in Joan. lib. IV]. C’est par elle, donc, que nous avons accès au royaume du salut ; le ciel est inexorablement fermé à quiconque elle ne l’a pas ouvert. – « La foi, affirme Saint Augustin, est le premier des préceptes, c’est-à-dire la première origine, le germe, le commencement de notre religion et de notre vie. » [Serm. 38]. – « Les anciens justes, avant la venue du Christ, vivaient déjà de la foi, foi obscure et cachée, mais sentie, goûtée et comprise grâce au don de piété, car en cette vie, personne ne peut être juste s’il ne vit pas de la foi. » [Idem, lib. XIX, contra Faustum, c. XIV].
Nous avons déjà cité le témoignage de Saint Thomas [d’Aquin] : À toutes les époques, même sous la loi de nature, il a fallu croire certaines vérités ou mystères au-dessus de la raison. Il explique longuement, dans la Somme, comment l’homme, pour atteindre la perfection, qui est la fin dernière, doit se soumettre au magistère surnaturel de Dieu. [IIae, a. 2. a. 3].
Les définitions de l’Église ont sanctionné l’enseignement des docteurs. Le concile d’Orange requiert pour notre régénération spirituelle une foi divine, dont le commencement et le germe sont déjà l’œuvre de la grâce : Per gratiae donum. Les Pères de Trente sont plus explicites et plus catégorique : « Sans cette foi, personne n’a été justifié. Elle est le commencement du salut, le fondement, la racine de toute justification. Si quelqu’un ose soutenir que la foi requise pour justifier est l’œuvre de l’homme et ne procède point de l’inspiration et du secours du Saint-Esprit, qu’il soit anathème. »
L’Église a toujours veillé à ce que cette vérité fondamentale ne fut jamais ni défigurée ni méconnue. Certains novateurs du XVIIème siècle osent émettre cette étrange opinion : « La foi prise au sens large, c’est-à-dire celle qui est tirée du témoignage des créatures ou de tout autre motif semblable, suffit pour la justification. » Aussitôt, Innocent XI la condamne parmi d’autres propositions erronées. Grégoire XVI s’élève avec vigueur contre ce délire intellectuel, déliramentum, cette fausse liberté de conscience qui ose nier la nécessité de la foi pour le salut et prétend qu’on peut se sauver avec la seule honnêteté naturelle.
L’encyclique de Pie IX, Quanta cura, confirme et aggrave ces condamnations. Les déclarations du concile du Vatican excluent toutes les équivoques et tous les subterfuges : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu et d’entrer dans la société de ses enfants : c’est pourquoi jamais personne n’a été justifié sans elle et jamais personne n’arrivera à la vie éternelle s’il ne persévère jusqu’au bout dans la foi. »
Les témoignages de la révélation ne disent point : sans le vœu ou le désir de la foi, mais de la manière la plus absolue : sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu et de se sauver. » [3]
« Quant à la bonne foi et à l’ignorance invincible, il ne nous appartient pas, nous l’avons remarqué avec Pie IX, d’en déterminer les limites ; nous l’admettons sans peine par rapport à certains attributs de Dieu, sa spiritualité, sa science, son immuabilité, son rôle complet de Créateur, etc. : par rapport aussi à certaines pratiques cultuelles dont l’absurdité est loin d’être manifeste. Mais l’ignorance totale de Dieu ? Les témoignages qu’apportent le docte professeur prouvent que beaucoup de païens modernes n’ont pas l’idée complète du vrai Dieu, mais non point qu’ils soient entièrement athées, ni surtout que cette ignorance soit excusable. Bien des peuples de l’antiquité ont ignoré aussi le Souverain Seigneur, et ils sont cependant condamnés. – « Bouddha, nous dit-on, comme nos positivistes modernes, laisse Dieu de côté. » – D’accord, mais est-ce là une erreur invincible ? Est-ce que l’ignorance de nos positivistes est pardonnable ?
Considérons les divers états d’âme de ceux qui ignorent Dieu. Nous ne concevons que trois hypothèses : ou bien ces hommes sont des athées proprement dits, des libres penseurs qui refusent de croire à un être suprême ; ou ce sont des indifférents qui, sans nier Dieu, se passent tout à fait de lui : ou bien des polythéistes, des idolâtres, qui rendent des adorations à la créature matérielle ou aux esprits supérieurs. Notre auteur oserait-il innocenter la première catégorie ? L’indifférence absolue par rapport à Dieu est-elle admissible ? Si le plus grand de tous les devoirs est celui de l’amour de Dieu, si le premier cri, le premier regard de peine humaine, est une aspiration vers son Créateur, soutiendra-t-on qu’un homme puisse impunément passer sa vie entière sans s’occuper de Dieu ? Et l’idolâtrie, qui voudra l’absoudre ?
Il est curieux de comparer ces modernes théories sur la bonne foi des païens avec le jugement que Dieu en a porté lui-même : « Tous les hommes en qui ne réside pas la connaissance de Dieu sont vains, insensés. Ils n’ont pas su par les biens visibles comprendre Celui qui est, et ils n’ont pas connu le Créateur par contemplation de ses œuvres. S’ils ont admiré le pouvoir et les effets des créatures, qu’ils comprennent par-là combien Celui qui les a produites est plus puissant ; car par la grandeur et la beauté de la créature, on peut connaître et voir le Créateur. Et cependant, ces hommes méritent moins de reproches, car, s’ils tombent dans l’erreur, c’est peut-être en cherchant Dieu, en voulant le trouver. En effet, ils le cherchent par l’examen de ses œuvres, et ils sont séduits par la beauté des choses qu’ils voient. Mais ils ne méritent eux-mêmes aucun pardon. Iterum autem nec his debet, ignosci. Car, s’ils ont eu assez de science pour apprécier l’univers, comment n’ont-ils pas facilement découvert celui qui en est le maître. » (Sagesse 12 ; 1-10).
D’ailleurs, quand bien même l’auteur arriverait à prouver que les infidèles sont excusables d’ignorer Dieu, ou qu’ils ont observé sans aucune grâce et, sans aucune connaissance de Dieu, toute la loi naturelle, il n’aurait pas démontré sa thèse sur le sort final des païens. On aurait seulement le droit de conclure : donc ils ont fait ce qui était en leur pouvoir, donc Dieu leur accordera sa grâce pour les conduire plus loin. Faciunt quod in se est ; facienti quod in se est Deus non denegat gratiam. […]
Ni saint Thomas [d’Aquin] ni Pie IX, pour résoudre le problème du sort final des païens, ne recourent à la supposition de notre apologiste ; ils déclarent que Dieu ne refuse la lumière céleste à personne et que quiconque le veut sincèrement peut obtenir la vie éternelle.
La thèse du professeur de théologie ne tient pas debout devant les déclarations du concile de Florence. Cette célèbre assemblée n’admet pas que les païens soient dispensés du surnaturel, ni qu’ils puissent manquer le ciel tout en évitant l’enfer : elle enseigne que les païens, aussi bien que les juifs, les hérétiques et les schismatiques, sont tenus d’avoir la foi de l’Église catholique et que, s’ils n’y arrivent pas avant la fin de leur vie, non seulement ils ne jouissent pas de la béatitude céleste, mais ils seront jetés dans le feu éternel : Firmiter credit, profitetur et proedicul nullos intra catholicam Ecclesiam non existentes, non solam paganos, sed nec Judeos aut hereticos atque schismaticos, aeternae vitae fieri posse participes ; sed in ignem aeternum ituros, qui paratus est diabolo et angelis ejus, nisi ante finem vitae eidem foerint aggregati. Qu’on ne prétende pas que le concile parle seulement pour les païens les plus instruits, la déclaration est universelle et s’applique à tous les païens, à tous les juifs, à tous les hérétiques, à tous les schismatiques : tous ceux qui avant de quitter ce monde n’auront pas appartenu au moins à l’âme de l’Église par la foi et la grâce seront condamnés au feu éternel : In ignem aeternum ituros… nisi ante finem vitae eidem fuerint aggregati. » [4]
[1] Hors de l’Eglise point de salut, R. P. Edouard HUGON, O. P. , 1097 Imprimatur : H. ODELIN.
[2] Il s’agit ici du Père Juan Martinez de Ripalda (à ne pas confondre avec le Père Jéronimo de Ripalda).
[3] Hors de l’Église, point de salut. éd. Pierre Tequi (1927), Chapitre II, p. 21-30
[4] Hors de l’Église, point de salut. éd. Pierre Tequi (1927), Chapitre IV, p. 118-125