« Il n’y aura jamais de national en France que ce qui est chrétien. » Cardinal Pie
Dans ce texte, extrait du « DISCOURS POUR LA SOLENNITÉ DE LA RÉCEPTION DES RELIQUES DE SAINT ÉMILIEN, ÉVÊQUE DE NANTES PRONONCÉ DANS L’ÉGLISE CATHÉDRALE DE NANTES LE 8 NOVEMBRE 1859. » le Cardinal Pie montre que l’accusation de théocratie faite à l’Eglise est proprement une inversion accusatoire car s’il y a bien une théocratie en effet, c’est celle de l’Etat moderne : l’Etat-Dieu avec sa religion de la laïcité et son clergé maçonnique. Il annonce qu’après s’être emparé de l’Etat, la Révolution tentera de s’attaquer à l’Eglise pour y diffuser ses faux principes et que par conséquent, pour les chrétiens voulant rester fidèles aujourd’hui, le combat est d’abord d’ordre doctrinal. Enfin, il s’interroge sur les causes de la décadence française et rappelle que toute réaction nationale détachée de la dimension spirituelle (entendre: catholique) sera vouée à l’échec. Sur ce sujet, son discours semble comme avoir été écrit à l’avance pour les nombreux nationalistes de la dissidence française actuelle, qui pour beaucoup, malheureusement, ne comprennent pas que s’ils ne mettent pas la foi catholique au centre de leur programme, leur action politique sera vaine.
NB : les titres des paragraphes sont des citations du texte ajoutées par nos soins afin de structurer le texte et faire ressortir les idées-forces.
La Révolution : « puissance du mal et puissance de la Bête”
« …la société moderne n’entend plus reconnaître pour ses rois et pour ses princes que ceux “qui ont pris les armes et qui se sont ligués contre Dieu et contre son Christ”, que ceux qui ont dit hautement : “Brisons leurs liens et jetons leur joug loin de nous” (Ps II, 2, 3). C’est-à-dire qu’il faut supprimer la notion séculaire de l’État chrétien, de la loi chrétienne, du prince chrétien, notion si magnifiquement posée dès les premiers âges du christianisme, et spécialement par saint Augustin. C’est-à-dire encore que, sous prétexte d’échapper à la théocratie imaginaire de l’Église, il faut acclamer une autre théocratie aussi absolue qu’elle est illégitime, la théocratie de César, chef et arbitre de la religion, oracle suprême de la doctrine et du droit : théocratie renouvelée des païens, et plus ou moins réalisée déjà dans le schisme et dans l’hérésie, en attendant qu’elle ait son plein avènement dans le règne du peuple grand-prêtre et de l’État-Dieu, que rêve la logique implacable du socialisme. C’est-à-dire, enfin, que la philosophie sans foi et sans loi a passé désormais des spéculations dans l’ordre pratique, qu’elle est constituée la reine du monde, et qu’elle a donné le jour à la politique sans Dieu. La politique ainsi sécularisée, elle a un nom dans l’Évangile : on l’y appelle “le prince de ce monde” (Jean, XII, 31), “le prince de ce siècle” (XIV, 30 ; I Corinth., II, 6, 8), ou bien encore “la puissance du mal, la puissance de la Bête” (Apoc, IX, 10 ; XIII, 4) ; et cette puissance a reçu un nom aussi dans les temps modernes, un nom formidable qui depuis soixante-dix ans a retenti d’un pôle à l’autre : elle s’appelle LA REVOLUTION. Avec une rapidité de conquête qui ne fut jamais donnée à l’islamisme, cette puissance émancipée de Dieu et de Son Christ a subjugué presque tout à son empire, les hommes et les choses, les trônes et les lois, les princes et les peuples. Or, un dernier retranchement lui reste à forcer : c’est la conscience des chrétiens. Par les mille moyens dont elle dispose, elle a réussi à égarer l’opinion d’un grand nombre, à ébranler même les convictions des sages. Des auxiliaires inespérés lui sont venus, qui, non seulement dans le domaine des faits, mais encore dans le domaine des principes, ont accepté et signé avec elle des alliances. Quelques autres, qui persistent à lui faire une mesquine opposition de personnes, se rangent assez clairement à son avis, quant au fond des choses. Le moment ne semble-t-il pas venu pour elle de livrer un assaut décisif ? Vous savez, mes Frères, à quelle suprême tentation le Christ fut soumis. Satan Le transporta sur une haute montagne, et Lui dit : “Tu vois toutes ces choses ? Eh bien ! je Te donnerai tout cela si Tu tombes à mes genoux et si Tu m’adores : Hæc omnia tibi dabo, si cadens adoraveris me (Matth., IV, 9).
« La fermeté invincible de l’ÉgIise »
Grand Dieu, viendra-t-il un jour dans la série des siècles où la même épreuve sera infligée à Votre Église par le prince de ce monde ? La puissance du mal s’approchera-t-elle jamais pour lui dire : Toutes ces possessions terrestres, toute cette pompe et cette gloire extérieure, je te les donnerai, je te les maintiendrai, pourvu que tu t’inclines devant moi, que tu sanctionnes mes maximes en les adoptant, et que tu me payes ton hommage : Hæc omnia tibi dabo, si cadens (quelle chute !) si cadens adoraveris me ? À la parole du séducteur le Christ avait répondu : “Arrière, tentateur, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, et tu ne serviras que Lui seul”. Et le tentateur s’était éloigné de Jésus, et les anges s’approchant étaient venus le servir (ib., 10, 11). Mes Frères, l’Eglise, placée dans les mêmes conditions que son Maître, ne saurait pas trouver d’autre réponse. Nulle puissance assurément n’a mieux appris qu’elle à tenir compte des difficultés des temps et à se plier aux exigences des conjonctures. Les sacrifices, elle en a tant fait dans le long cours de son existence ! Ne sait-elle pas qu’à l’exemple du grand apôtre, elle est débitrice envers tous, envers les ignorants et les insensés comme envers les sages (Rom., I, 14) ? Mais il est une limite infranchissable pour l’Eglise : c’est celle où les choses humaines confinent aux titres inaliénables du haut domaine de Dieu et de Son Christ sur les sociétés terrestres. En face de certains principes fondamentaux du droit public chrétien, elle est et elle sera toujours inébranlable. Ce n’est pas elle qui substituera jamais, même dans ses institutions purement temporelles, les prétendus droits de l’homme aux droits imprescriptibles de Dieu. Et si la fermeté invincible de l’ÉgIise devait la priver de tout appui terrestre, de toute assistance humaine, eh bien ! il y a encore des anges au ciel, ils s’approcheraient et ils la serviraient : Et accesserunt angeli, et ministrabant ei.
« La lutte est principalement une lutte de doctrines »
Je ne m’écarte point du plan de mon discours, mes très chers frères. Au temps de votre évêque Émilien, le grand ennemi du nom, du règne et de la loi de Dieu, c’était l’islamisme. Cet ennemi terrible, Émilien et vos pères ont eu la gloire de s’enrôler contre lui, de lui résister, de le combattre, et ils y ont noblement sacrifié leur vie. Aujourd’hui l’ennemi capital du nom, du règne et de la loi de Dieu revêt une autre forme et s’appelle d’un autre nom. Sa tendance est la même, et sa devise est toujours celle de la populace déicide : “Nolumus hunc regnare super nos” (Luc, XIX, 14) Nous ne voulons pas que le Christ règne sur nous. Notre devoir, à nous qui reconnaissons Jésus-Christ pour notre roi, à nous qui disons tous les jours à Dieu : “Que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel, notre devoir est d’opposer toute notre énergie aux envahissements de cette puissance du mal. Il ne s’agit pas, du moins encore à cette heure, de prendre les armes. La lutte est principalement une lutte de doctrines. Votre résistance, mes frères, consistera donc à maintenir votre intelligence ferme contre la séduction de tous les principes faux et menteurs ; et, pour cela, vous formerez toujours votre conscience à l’école de votre foi, à l’école de l’Église, à l’école de vos pasteurs. J’arrive à des conseils pratiques, continuez-moi encore un instant votre attention.
« L’affaiblissement des caractères, conséquence naturelle de l’affaiblissement des croyances et de la foi»
Quand je demande aux sages de ce temps quelle est la plus grande plaie de la société actuelle, j’entends répondre de toutes parts que c’est le dépérissement des caractères, l’amollissement des âmes. Il y a sur ce thème des phrases toutes faites, et qui sont à l’usage de tous. Mais cette réponse provoque elle-même une question ultérieure. Car enfin la race française est énergique de son propre fonds, elle est courageuse de sa nature, et elle n’a pas tellement perdu son tempérament natif qu’elle puisse être accusée trop légèrement de mollesse et de lâcheté. Pas plus aujourd’hui qu’autrefois, la bravoure ne lui fait défaut sur les champs de bataille. D’où vient donc ce symptôme si grave de l’affaiblissement des caractères ? Ah ! ne serait-il pas vrai qu’il est la conséquence naturelle et inévitable de l’affaiblissement des doctrines, de l’affaiblissement des croyances, et, pour dire le mot propre, de l’affaiblissement de la foi ? Le courage, après tout, n’a sa raison d’être qu’autant qu’il est au service d’une conviction. La volonté est une puissance aveugle lorsqu’elle n’est pas éclairée par l’intelligence. On ne marche pas d’un pied ferme quand on marche dans les ténèbres, ou seulement dans le demi-jour. Or, si la génération actuelle a toute l’incertitude et l’indécision de l’homme qui s’avance à tâtons, ne serait-ce pas, ô Seigneur, que Votre parole n’est plus le flambeau qui guide nos pas, ni la lumière qui éclaire nos sentiers ? Nos pères, en toute chose, cherchaient leur direction dans l’enseignement de l’Évangile et de l’EgIise : nos pères marchaient dans le plein jour. Ils savaient ce qu’ils voulaient, ce qu’ils repoussaient, ce qu’ils aimaient, ce qu’ils haïssaient, et, à cause de cela, ils étaient énergiques dans l’action. Nous, nous marchons dans la nuit ; nous n’avons plus rien de défini, rien d’arrêté dans l’esprit, et nous ne nous rendons plus compte du but où nous tendons. Par suite, nous sommes faibles, hésitants. Comment se pourrait-il que la chaleur de la résolution fût dans la volonté, et la vigueur de l’exécution dans le bras, quand il n’y a dans l’entendement, au lieu de la claire lumière du oui, que le nuage ou le brouillard du peut-être ? Croyez-moi, le sang français n’est pas glacé dans nos veines. Pour vouloir, il ne nous manque que de voir. Nous retrouverions tout le courage du cœur, le jour où notre intelligence ne serait plus atteinte d’une irrémédiable lâcheté.
Irrémédiable, non, je rétracte ce mot. Le remède, au contraire, est auprès de nous, il est en nous ; il ne s’agit que de savoir l’employer. Notre siècle est industrieux en mille manières, il est fécond en inventions de tout genre. ll a découvert d’ingénieux procédés pour communiquer à un bois d’une essence tendre et pénétrable les propriétés des essences les plus dures et les plus compactes, et il est parvenu à donner à une pierre friable et poreuse la fermeté du silex. Ah ! que ne peut-il nous fournir le secret d’injecter l’énergie morale dans les âmes, et de silicatiser, comme il dit, ces caractères qui se pulvérisent au premier souffle du vent et au premier contact de l’air ! Mais ce qu’on demanderait vainement aux procédés humains, la religion nous le procure. Dans notre esprit faible et inconsistant, elle fait descendre l’Esprit même de Dieu (Actes, I, 8). Cette compénétration de l’âme humaine par la vertu d’en haut lui donne comme une autre nature et une essence nouvelle. Pour conférer et maintenir aux chrétiens la dureté du chêne ou celle du granit, il ne faut dans leur être moral que l’infiltration complète et permanente de l’eau baptismale dans laquelle ils ont été régénérés. Oui, l’âme qui se complaît et se délecte dans cet élément surnaturel ; l’âme qui se baigne et se replonge, pour ainsi dire, à tout instant dans la fontaine de son baptême ; l’âme qui tient tous ses conduits ouverts à l’irrigation de cette onde imprégnée de sels divins, cette âme est d’acier, et elle est douée d’une trempe à toute épreuve.
Aussi, mes frères, que d’autres se répandent en vaines doléances et en lamentations stériles ; moi je prendrai les accents du prophète pour dire : La terre est désolée d’une grande désolation parce qu’il n’y a bientôt plus de baptisé qui se souvienne, comme il le doit, de son baptême, qui ait la conscience des grandeurs et des énergies de son baptême. “Je n’avais jamais rencontré un si fier chrétien”, s’écriait le soudan après avoir entendu saint Louis. Grand Dieu ! cette race des fiers chrétiens, ne sommes-nous pas à la veille de ne plus la rencontrer nulle part sur la terre ? Or, mes frères, il ne faut à aucun prix que cette race s’éteigne parmi nous : l’humanité aurait trop à y perdre. Si elle disparaissait partout ailleurs, c’est la France, et je dirai, ce sont nos religieuses provinces de l’ouest qui devraient être son dernier asile. Rendez donc, mes frères, rendez à votre âme toute la vie, toute l’expansion, tout l’épanouissement de son baptême ; redevenez ce que furent vos pères, de vrais chrétiens, de fiers chrétiens ; et alors, avec les ressources inépuisables de votre tempérament national, vous n’aurez pas même un effort à faire pour être, comme eux, des héros et au besoin des martyrs. Mais, pour cela, puisez aux sources pures, aux sources jaillissantes de la foi chrétienne. Ne vous arrêtez pas à ces doctrines de milieu que je ne sais quel tiers parti, né d’un caprice d’hier, invente chaque jour en matière religieuse. Est-ce que ce christianisme appauvri, débilité, le seul qui trouve grâce devant certains sages du Portique moderne, refera jamais les caractères vigoureux, les tempéraments fortement organisés des anciens âges ? Non, avec les doctrines amoindries, avec les vérités diminuées, on n’obtiendra que des demi-chrétiens ; et, avec les demi-chrétiens, ni la société religieuse, ni la société civile n’auront jamais raison de l’ennemi redoutable que je vous ai signalé. »
« Vous serez davantage de votre pays, mes frères, à mesure que vous serez plus chrétiens »
J’entends encore quelques objections qui me sont faites : Il faut être de son pays et de son temps. Il ne faut pas se heurter à des impossibilités.
Il faut être de son pays : Oui, et mille fois oui, surtout quand ce pays c’est la France. Or, vous serez davantage de votre pays, mes frères, à mesure que vous serez plus chrétiens. Est-ce que la France n’est pas liée au christianisme par toutes ses fibres ? N’avez-vous pas lu, en tête de la première charte française, ces mots tant de fois répétés par l’héroïne d’Orléans : “Vive le Christ qui est roi des Francs” ? N’avez-vous pas lu le testament de saint Remy, le père de notre monarchie et de toutes ses races régnantes ? N’avez-vous pas lu les testaments de Charlemagne et de saint Louis, et ne vous souvenez-vous pas comment ils s’expriment concernant la sainte Église romaine et le vicaire de Jésus-Christ ? Le programme national de la France est là ; on est Français quand, à travers les vicissitudes des âges, on demeure fidèle à cet esprit. Les pharisiens, tristes citoyens, n’osèrent-ils pas un jour dénier à Jésus-Christ le sentiment patriotique ? “Mais c’étaient eux, reprend saint Ambroise, qui abdiquaient l’amour de la patrie, en se faisant les envieux de Jésus” : Sed et ipsi se caritate patriæ, qui Christo invident, abdicarunt (Exposit. in Luc., L. IV, n. 47). Je renvoie hardiment cette même réplique à tous les détracteurs de notre civisme. Les apostats de la France, ce sont les ennemis de Jésus-Christ. Quoi qu’on fasse, il n’y aura jamais de national en France que ce qui est chrétien.
Il faut être de son pays : Oui, encore une fois ; mais le pays de France est le pays de la vérité, le pays de la sincérité. Or, si l’Eglise, qui est profondément libérale, pose des réserves à certains principes modernes, c’est que ces principes, qui ne sont pas conformes à l’ordre divin, sont en même temps des leurres jetés aux multitudes, des mots sonores dont on est condamné à supprimer la réalité par des expédients de toute sorte, par mille mesures de compression et de répression. Mais, en définitive, la feinte qui ne sied ni à la majesté de l’Église, ni à sa conscience, ni au respect qu’elle professe pour les hommes et pour les peuples, ne sied pas non plus au caractère français. Ce n’est pas la Bretagne qui me donnera le démenti si j’affirme que rien ne sera jamais décidément national en France que ce qui est franc.
Il faut être de son pays et de son temps : et qu’ai-je dit autre chose depuis le commencement de ce discours ? Et ne sont-ce pas nos contradicteurs qui nous contestent à tout instant le droit de cité, qui nous interdisent le feu et l’eau, et veulent nous frapper d’ostracisme ? A les entendre, le ciel est à nous, et la terre est à eux ; le temps leur appartient, et nous ne devons songer qu’à l’éternité. Le chrétien, le prêtre, l’évêque qui sortent du temple, qui posent le pied dans les affaires de leur pays et de leur époque, violent l’entrée d’un terrain interdit. Voilà ce qu’on nous répète à satiété. Et nous, nous répondons que, l’Église ayant été placée par Dieu sur la terre, et non dans une autre planète, nous ne saurions donner notre entière démission des choses de la terre ; nous répondons que, les destinées temporelles de la religion étant liées à celles de ce monde, rien ne nous fera jamais accepter l’arrêt de bannissement et la sentence d’émigration qu’on nous notifie ; nous répondons enfin que, tant qu’on ne nous aura pas évincés de notre Pater, nous garderons le droit et le devoir d’apprécier les choses de notre pays et de notre temps dans leurs rapports de convenance ou d’opposition avec la glorification du nom de Dieu sur la terre, avec l’avancement de Son Règne, avec le triomphe de Sa Loi. Et nous ajoutons qu’en se plaçant à ce point de vue, le chrétien portera toujours un jugement plus ferme et plus assuré que l’homme du siècle. Car, enfin, Dieu rapporte tout à Son Église, et il dirige tous les événements en vue de Ses élus (Rom., VIII, 28 ; II Timoth., II, 10). Loin donc d’être atteint d’incapacité, l’homme perfectionné par la grâce et instruit par la longue expérience de l’Église, possède un tact plus exercé, un sens plus sûr pour le discernement du bien et du mal (Hebr., V, 14). Nul ne juge mieux les choses selon leur vraie valeur que celui qui les pèse dans la balance de la foi et au poids du sanctuaire. Faute de ce régulateur, nous voyons tous les jours que les hommes les plus habiles et les plus renommés ne sont, hélas ! ni à la hauteur des destinées de leur pays, ni au niveau des besoins et des difficultés de leur temps.
« Le nerf du règne de Satan parmi nous, c’est l’énervation du christianisme dans les chrétiens »
Enfin, ajoute-t-on, il est des faits accomplis dont il faut savoir prendre son parti ; l’esprit moderne ne permet plus d’espérer jamais le triomphe social des principes chrétiens : Il ne faut pas se heurter à des impossibilités. Des impossibilités ? Mais c’est dit bien vite. L’Église, qui a pour elle cette grande ressource qui se nomme le temps, n’accepte pas ce mot tout d’un coup. Le divin Sauveur ., a prononcé cet oracle : “Ce qui est impossible auprès des hommes n’est pas impossible auprès de Dieu” (Matth., XIX, 26) ; et l’épouse de ., durant sa carrière de dix-huit siècles, a expérimenté souvent l’accomplissement de cette parole. L’énumération serait longue de ces revirements subits de l’opinion, de ces retours inattendus des choses, de ces interventions manifestes de la providence, qui ont fait revivre tout à coup, au sein de la société chrétienne, les institutions et les principes dont le rétablissement avait été déclaré impossible. En particulier, quand l’Eglise s’interroge elle-même aujourd’hui et qu’elle se compare avec les choses de ce temps, elle croit sentir en elle-même une vitalité, une fécondité, une force d’expansion et une richesse d’avenir qu’elle n’aperçoit nulle part ailleurs.
Des impossibilités ? Ah ! ce qui pourrait les créer ici-bas au profit du mal, c’est cette facilité des bons à y croire et à se les exagérer, c’est cette disposition à douter d’eux-mêmes et de la valeur de leurs principes, c’est cette promptitude à rendre les armes à l’ennemi de Dieu et de l’Eglise ; que dis-je ? c’est cet empressement à proclamer son triomphe lors qu’il est loin encore d’être définitif. Je veux le dire bien haut, mes frères : aujourd’hui plus que jamais, la principale force des méchants, c’est la faiblesse des bons, et le nerf du règne de Satan parmi nous, c’est l’énervation du christianisme dans les chrétiens. Que ne m’est-il donné d’introduire au milieu de cette assistance la personne adorable du Sauveur Jésus, et de Lui demander comme au prophète : Quelles sont ces blessures dont Vous êtes couvert, ces coups dont Vous êtes meurtri : Quid sunt plagæ istæ in medio manuum tuarum ? Sa réponse ne serait pas douteuse. Ah ! dirait- Il, ce n’est pas précisément par la main de Mes ennemis, c’est dans la maison de Mes amis que J’ai été ainsi maltraité : His plagatus sum in domo eorum qui me diligebant (Zach., XIII, 6) ; de Mes amis qui n’ont rien su oser pour Ma défense, et qui se sont faits à tout propos les complices de Mes adversaires.
Il ne faut pas se heurter à des impossibilités, dites-vous ? Et moi je vous réponds que la lutte du chrétien avec l’impossible est une lutte commandée, une lutte nécessaire. Car que dites-vous donc chaque jour : “Notre Père qui êtes dans les cieux, que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Règne arrive, que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel” : Sicut in cœlo et in terra ? Sur la terre comme au ciel, mais c’est l’impossible ! Oui, c’est l’impossible ; et cet impossible, il faut travailler ici-bas, chacun selon nos forces, à en obtenir toute la réalisation qui est en notre pouvoir. Une seule génération ne fait pas tout, et l’éternité sera le complément du temps. Nos pères, les anciens Gaulois, avaient une telle foi dans la vie à venir, qu’il leur arrivait de renvoyer la conclusion de leurs affaires à l’autre monde, et de prêter de l’argent recouvrable après la mort. Ce qu’ils faisaient en païens, sachons le faire en chrétiens. Encore un coup, ce que nous commencerons, d’autres le continueront, et le dénouement final l’achèvera. C’est ainsi qu’Émilien et ses Nantais se sont heurtés à l’impossible, qu’ils ont péri dans une lutte avec l’impossible ; mais, après eux, d’autres champions ont pris la même cause en main ; et voici que l’ennemi toujours renaissant, contre lequel la chrétienté a bataillé durant près de douze siècles, touche enfin à son agonie. Le mal s’est produit depuis lors, il se produira jusqu’à la fin sous mille formes diverses. Le vaincre entièrement ici-bas, le détruire de fond en comble, et planter sur ses ruines l’étendard désormais inviolable du nom, du règne et de la loi de Dieu, c’est un triomphe définitif qui ne sera donné à aucun de nous, mais que chacun de nous n’en doit pas moins ambitionner avec espérance contre l’espérance même : Contra spem in spem (Rom., IV, 18).
Oui, avec espérance contre l’espérance même. Car je veux le dire à ces chrétiens pusillanimes, à ces chrétiens qui se font esclaves de la popularité, adorateurs du succès, et que les moindres progrès du mal déconcertent : Ah ! affectés comme ils sont, plaise à Dieu que les angoisses de l’épreuve dernière leur soient épargnées ! Cette épreuve est-elle pro- chaine, est-elle éloignée : nul ne le sait, et je n’ose rien augurer à cet égard ; car je partage l’impression de Bossuet, qui disait : “Je tremble en mettant les mains sur l’avenir”. Mais ce qui est certain, c’est qu’à mesure que le monde approchera de son terme, les méchants et les séducteurs auront de plus en plus l’avantage : Mali autem et seductores proficient in pejus (II Timoth., III, 13). On ne trouvera quasi plus la foi sur la terre (Luc, XVIII, 8), c’est-à-dire, elle aura presque complètement disparu de toutes les institutions terrestres. Les croyants eux-mêmes oseront à peine faire une profession publique et sociale de leurs croyances. La scission, la séparation, le divorce des sociétés avec Dieu, qui est donné par saint Paul comme un signe précurseur de la fin : nisi venerit discessio primum (II Thessal., I, 3), ira se consommant de jour en jour. L’Église, société sans doute toujours visible, sera de plus en plus ramenée à des proportions simplement individuelles et domestiques. Elle qui disait à ses débuts : “Le lieu m’est étroit, faites-moi de l’espace où je puisse habiter” :Angustus est mihi locus, fac spatium mihi ut habitem (Is., LXXI, 20), elle se verra disputer le terrain pied à pied ; elle sera cernée, resserrée de toutes parts ; autant les siècles l’ont faite grande, autant on s’appliquera à la restreindre. Enfin il y aura pour l’Église de la terre comme une véritable défaite : “il sera donné à la bête de faire la guerre avec les saints et de les vaincre” (Apoc., XIII, 7). L’insolence du mal sera à son comble.
Or, dans cette extrémité des choses, dans cet état désespéré, sur ce globe livré au triomphe du mal et qui sera bientôt envahi par la flamme (II Pierre, III, 10, 11), que devront faire encore tous les vrais chrétiens, tous les bons, tous les saints, tous les hommes de foi et de courage ? S’acharnant à une impossibilité plus palpable que jamais, ils diront avec un redoublement d’énergie, et par l’ardeur de leurs PRIERES, et par l’activité de leurs ŒUVRES, et par l’intrépidité de leurs LUTTES : O Dieu, ô notre Père, qui êtes dans les cieux, que Votre Nom soit sanctifié sur la terre comme au ciel, que Votre Règne arrive sur la terre comme au ciel, que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel : Sicut in cœlo et in terra ! Sur la terre comme au ciel… ! Ils murmureront encore ces mots, et la terre se dérobera sous leurs pieds. Et comme autrefois, à la suite d’un épouvantable désastre, on vit le sénat de Rome et tous les ordres de l’État s’avancer à la rencontre du consul vaincu, et le féliciter de ce qu’il n’avait pas désespéré de la république (Tite-Live, L. XXII, n. 61) ; ainsi le sénat des cieux, tous les chœurs des anges, tous les ordres des bienheureux viendront au-devant des généreux athlètes qui auront soutenu le combat jusqu’au bout, espérant contre l’espérance même : Contra spem in spem. Et alors, cet idéal impossible, que tous les élus de tous les siècles avaient obstinément poursuivi, deviendra enfin une réalité. Dans ce second et dernier avènement, le Fils remettra le royaume de ce monde à Dieu Son Père ; la puissance du mal aura été évacuée à jamais au fond des abîmes (I Corinth., XV, 24) ; tout ce qui n’aura pas voulu s’assimiler, s’incorporer à Dieu par ., par la foi, par l’amour, par l’observation de la loi, sera relégué dans le cloaque des immondices éternelles. Et Dieu vivra, et Il régnera pleinement et éternellement, non seulement dans l’unité de Sa nature et la société des trois personnes divines, mais dans la plénitude du corps mystique de Son Fils incarné, et dans la consommation de Ses saints (Ephes., IV, 12).
Alors, ô Émilien, nous vous reverrons, vous et votre magnanime phalange ; et, après avoir travaillé comme vous ici- bas, dans la mesure de nos forces, à la glorification du nom de Dieu sur la terre, à l’avènement du règne de Dieu sur la terre, à l’accomplissement de la volonté de Dieu sur la terre, éternellement délivrés du mal, nous dirons avec vous l’éternel Amen : “Cela est, cela est”. Telle est la grâce que je vous souhaite à tous, mes très chers frères au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »