L’abbé Julio Meinvielle fut un prêtre et théologien thomiste argentin. Né le 31 août 1905 à Buenos il fut ordonné prêtre en 1930.
Très tôt dans ses écrits, il prit vigoureusement position contre la « nouvelle théologie » des Congar, Schillebeeckx et autre Rahner et dénonça la pensée moderniste qui devaient triompher plus tard lors du concile Vatican II.
Dans son ouvrage De la cabale au progressisme, l’abbé Meinvielle expose, avec un regard thomiste, et de façon très détaillée, le fond philosophique et théologique de l’erreur gnostique, qui est une des sources principales du modernisme et qui imprègne toute la pensée moderne actuelle aujourd’hui. Il montre en quoi elle s’oppose radicalement à la vérité catholique. Nous en avons présenté un extrait dans un article précédent : La tradition judéo-catholique contre la tradition gnostico-cabaliste.
Dans l’extrait que nous présentons aujourd’hui, l’abbé Meinvielle rappelle dans un premier temps l’économie des relations entre grâce et nature dans l’ordre traditionnel chrétien et montre comment cet ordre a progressivement été dévoyé par une absorption de l’ordre surnaturel par l’ordre naturel. C’est ce qui explique notamment ce mouvement de conversion de l’Eglise conciliaire au monde qu’on constate à Vatican II, où la Contre-Eglise rejetant la mission traditionnelle de sanctification du monde se pense désormais comme au service du monde. C’est une inversion complète du rapport de l’Eglise au monde avec la création d’une Nouvelle Chrétienté sécularisée qui se fond dans le monde au lieu d’en être le garde-fou et le principe de salut.
“C’est une vérité fondamentale de la théologie catholique que dans l’ordre des valeurs universelles de la création et de la régénération de l’homme il existe deux classes de valeur parfaitement caractérisées : les valeurs de création, qui sont des valeurs naturelles, et celles de salut, qui sont des valeurs surnaturelles. Bien que Dieu ait créé le monde et l’homme dans un état surnaturel, cet état n’est pas dû à la créature, mais a été octroyé par un don gracieux du Créateur. L’homme a perdu la condition de créature surnaturelle dans laquelle il fut créé. Adam déchut de l’état de grâce primitif et provoqua la ruine du genre humain. Jésus Christ est venu restaurer l’ordre perdu et rendre au genre humain l’état surnaturel de grâce et de gloire dans lequel il avait été créé. Cet état et cette condition sont entièrement gratuits.” L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a point entendu, le cœur de l’homme n’a pas eu idée de ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment”. (I Cor, 2,9.) La vision de Dieu dans la gloire n’est absolument pas due à la créature. C’est un don surnaturel, qui dépasse les exigences de toute nature angélique ou humaine. Et à ces deux ordres correspondent deux vies : l’une, la vie présente, dans laquelle l’homme doit pourvoir à son bien-être terrestre ; l’autre, la vie future, celle du ciel, que l’homme doit se procurer dès à présent mais qu’il ne pourra atteindre que dans l’au-delà.
A ces deux vies correspondent dès à présent deux sociétés parfaites et complètes, chacune dans son ordre : la société politique ou de la civilisation, l’Etat, qui doit procurer directement les biens destinés au bien-être dans la vie terrestre ; et la société de l’Eglise ou de la vie surnaturelle et religieuse, qui doit procurer directement, dès ici-bas les biens de foi, d’espérance et de charité qui servent pour la vie éternelle. Ces deux classes de biens sont distinctes, mais elles sont unies, et unies par la subordination des biens inférieurs, les biens naturels, aux supérieurs, les biens surnaturels. Bien que l’État et l’Église soit autonomes et parfaits, chacun dans son dans son ordre propre, il doit y avoir une subordination indirecte de l’État et de la civilisation à l’Eglise. Cet enseignement était encore une vérité commune dans le magistère de l’Église et dans la pédagogie chrétienne il y a peu d’années, et il a été énoncé de manière magistrale par le grand pape saint Pie X [1]“Le ferme propos”11.06.1905:
“Outre ces biens, il y en a beaucoup d’autres qui appartiennent à l’ordre naturel, auxquels n’est pas ordonnée directement la mission de l’Eglise, mais qui découlent aussi d’elle comme sa conséquence naturelle. L’Eglise, en prêchant le Christ crucifié, scandale et folie aux yeux du monde (I, Cor 1,23), est devenue la première inspiratrice et la première auxiliaire de la civilisation… La civilisation du monde est une civilisation chrétienne… elle décline d’autant plus, à l’immense détriment du bien-être social, qu’elle se soustrait davantage à l’idée chrétienne… Les relations entre l’Eglise et les États ont été établies sur ce fait… L’accord des deux pouvoirs, l’État et l’Église, pour assurer le bien temporel des peuples de telle sorte que le bien éternel n’en pâtisse point”
Les relations entre les deux vies, celle de la grâce et celle de la nature, déterminent les relations de l’Eglise de la civilisation ainsi que celles de l’Eglise et du monde. Dans la Providence actuelle, le monde ne peut être sauvé que par l’Église.” le monde entier est sous l’empire du Malin (I Jean 5,19). ” N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui, car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux et orgueil de la vie ; et cela ne vient pas du Père, mais du monde.” (I Jean 2,15). Cependant le monde qui est mauvais peut être sauvé par le Christ, s’il se soumet à la loi du Christ. ” Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui.”(Jean 3,17). Il ressort de cet enseignement que, le monde étant mauvais, il conduit l’humanité à la catastrophe, dont seul Jésus-Christ peut le sauver. Dieu créa le monde bon, mais le monde tomba dans la catastrophe du péché ; Dieu le releva, mais le monde fut submergé par le déluge ; il le releva encore, mais le monde se remplit d’orgueil et fut plongé dans la confusion des langues de la tour de Babel; Dieu se mit à part le peuple d’Israël et celui-ci fut infidèle au Seigneur. Dans le monde chrétien l’on observe la même loi d’infidélité du monde et de salut par Jésus-Christ.
La loi de l’histoire dans la nature et dans la grâce
Les relations de la nature et de la grâce, de l’Église et de l’État, de Dieu et du monde, étaient expliquées jusqu’à maintenant par la grande loi des deux cités de Saint-Augustin. La pédagogie de l’Eglise sauvait le monde, et le monde, qui sans l’Eglise était mauvais, ne pouvait pas même résoudre les problèmes du monde. Le monde, par l’effet du péché, était resté blessé dans sa nature. L’Eglise, qui venait apporter au monde la santé surnaturelle, lui assurait aussi, chemin faisant et comme par voie de conséquence, l’ordre naturel de la civilisation. Le monde sans l’Eglise dérivait dans la barbarie ou celle de la société esclavagiste. La société d’aujourd’hui, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de l’Eglise, tombe dans la société technocratique que ce soit dans sa variante communiste ou dans celle du monde occidental.
Cet ordre de relation de la nature et de la grâce, qui se traduisait dans l’ordre politique par les relations de l’Église et de l’État, par l’entente entre le sacerdoce et l’Empire, fut en pleine vigueur dans toute l’Europe chrétienne jusqu’à la Réforme. Quand la Réforme entame un mouvement de séparation et de rupture- séparation de l’Église et de l’État, de la philosophie et de la théologie, qui embrassera ensuite des zones de plus en plus profondes de l’humain- l’intelligence va se séparer de la volonté, l’ordre spéculatif de l’ordre pratique, la technique de l’économie même. Aujourd’hui, chaque secteur des sciences et de la technique tire la couverture à soi et l’être humain est bousculé et mis en miettes. Il se déroule par ailleurs un processus de fausse unification au moyen des disciplines psychosociologiques ; l’homme finit ainsi par devenir un robot, un automate manipulé par de puissants groupes mondiaux qui aspirent finalement au gouvernement mondial par la manipulation psychotechnique de l’homme.
On s’achemine ainsi vers une unification à une seule dimension de tout l’humain ; unification qui comprend à la fois toutes les religions, toutes les cultures, toute la politique, toutes les économies. La totalité de l’espèce humaine serait unifiée dans un syncrétisme matériel, culturel et religieux. Et l’Eglise? L’Église catholique? L’Eglise fusionnerait pratiquement avec les autres cultes et, ayant ainsi fusionné, resterait comme une émanation du spirituel(?) de cette masse unifiée d’humanité totalement sécularisée et matérialisée.
Cela veut dire que si, jusqu’à présent, la relation entre l’Eglise et le monde s’est signalée par la distinction entre les deux réalités, avec prédominance finale de l’Église comme réalité plus haute et transcendante, maintenant, au contraire, cette relation doit être marquée par l’absorption de l’Église dans le monde, qui resterait la réalité unique et totalitaire.
Voilà pourquoi le monde d’aujourd’hui invite l’Eglise à construire le monde dans le sens où le monde lui-même l’entend. Cela exige une nouvelle problématique de la nature et de la grâce, de l’Eglise de la civilisation, de Dieu et du monde(…)
La nouvelle chrétienté de Lamennais et de Maritain.
La Chrétienté fut la traduction correcte des rapports entre l’Eglise et l’Etat, la nature et la grâce, dans l’ordre de la vie et de l’histoire. La totalité de la vie sous ses aspects temporel et surnaturel, chacun d’eux conservant son autonomie, s’écoulait sous la douce autorité de l’Eglise, qui agissait sur l’homme de l’intérieur même de l’homme. Le monde a rejeté la souveraineté de l’Eglise et milité pour ses propres droits en invoquant la liberté de conscience, la liberté d’expression et la liberté de penser.
Lamennais, en 1830, fut le premier à légitimer ce soulèvement du monde contre l’ordre chrétien ; de l’intérieur même de l’Eglise il prôna une Nouvelle Chrétienté fondée sur l’acceptation et la reconnaissance des fausses libertés, qui étaient elles-mêmes la négation de l’idée correcte de Chrétienté. Lamennais fut censuré par l’Église et ne trouva pas de soutien, du moins officiel, pour ses nouvelles formulations. Mais, un siècle plus tard, un philosophe thomiste jouissant d’un grand prestige dans l’Eglise allait ériger l’idée de la Nouvelle Chrétienté en norme qu’il fallait désirer et appliquer. Une Chrétienté qui doit accepter le cours de l’Histoire devait donc accepter le monde moderne, qui avait été libéral mais s’acheminait maintenant vers la cité communiste. Celle-ci était une Chrétienté laïque et sécularisée. En réalité, une Chrétienté qui se niait elle-même. Une Chrétienté contre la Chrétienté.
Une tentative aussi absurde ne rencontra aucune résistance dans le camp catholique mais, au contraire, encouragement et soutien.(…)
Ayant perdu l’idée correcte de Chrétienté, on perdit par voie de conséquence les données et la formulation justes des relations entre la nature et la grâce, l’Eglise et la civilisation, Dieu et le monde. »
De la cabale au progressisme, Julio Meinvielle, 1970, p.324
Notes
↑1 | “Le ferme propos”11.06.1905 |
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