Dans ce texte, l’abbé Rohrbacher rappelle qu’au commencement de la première dynastie, la royauté des Francs n’était ni héréditaire ni inamissible. Au temps de Charlemagne par exemple les fils d’un roi ne succédaient pas de droit à leur père, ni par ordre de primogéniture, mais c’était au peuple d’en choisir un et les rois n’étaient pas irresponsables devant les hommes, mais justiciables de l’assemblée nationale. L’abbé Rohrbacher observe que ces faits concordent ainsi avec la pensée des théologiens comme Bellarmin ou Suarès qui enseignent que la souveraineté vient de Dieu mais par l’intermédiaire du peuple. En cas de doute le pape est donc en droit d’intervenir pour trancher les conflits ou même déposer un roi.
“En France, depuis que France il y a, il n’existait ni hérésie ni turkisme, ni despotisme de chacun, ni despotisme d’un seul. Sous les deux premières races, voici quels étaient les rapports de la nation avec son chef ou avec ses chefs. Childéric, père de Clovis, nous a dit saint Grégoire de Tours, régnait sur la nation des Francs, lorsqu’il se mit à déshonorer leurs filles. Eux, indignés de cela, le chassent du royaume. Enfin, après l’avoir chassé, ils choisissent unanimement pour roi le Romain Egidius, commandant des troupes de l’empire, qui régna sur eux pendant huit ans. Au bout de ces huit années, Childéric, qui s’était réfugié dans la Thuringe, revint à la prière des Francs, et fut rétabli dans la royauté, de telle sorte qu’il régna conjointement avec Egidius (Greg. Turon., Hist. Franc., I. 2, c. 12). — Ainsi donc, au commencement de la première dynastie, la royauté des Francs n’était ni héréditaire ni inamissible. Les Francs expulsent du trône et du royaume Childéric parce qu’il se conduit mal, et ils élisent à sa place, non pas un homme de sa famille, non pas un homme de la nation, mais un étranger, mais un Romain qui commandait dans ces quartiers les troupes impériales ; et quand, après huit ans de déposition et de bannissement, ils veulent bien rappeler Childéric, ils partagent la royauté entre ces deux : His ergo regnantibus simul (Ibid).
Sous la seconde dynastie, non pas lorsqu’elle commence, mais lorsqu’elle est bien affermie sur le trône, par exemple sous Charlemagne, nous avons vu une charte de 806 pour diviser l’empire des Francs entre ses trois fils Charles, Louis et Pépin. Cette charte, jurée par les grands de l’empire, est envoyée au pape Léon III, afin qu’il la confirme de son autorité apostolique. Le Pape, l’ayant lue, y donne son assentiment et la souscrit de sa main. L’article cinq de cette charte est conçu en ces termes : « Si l’un des trois frères laisse un fils que le peuple veuille élire pour succéder à son père dans l’héritage du royaume, nous voulons que les oncles de l’enfant y consentent, et qu’ils laissent régner le fils de leur frère dans la portion du royaume qu’a eue leur frère, son père. » (Baluz., Cap. rey. Fr., f. 1, col. 412). Cet article est, comme on voit, une preuve authentique qu’au temps et dans l’esprit de Charlemagne, les fils d’un roi ne succédaient point de droit à leur père, ni par ordre de primogéniture, mais qu’il dépendait du peuple d’en choisir un. Il ne faut pas oublier que cet article si libéral et si populaire est de la main de Charlemagne, qui pourtant s’attendait à régner.
Mais nous avons vu quelque chose de bien plus curieux et de plus complet : c’est une charte constitutionnelle dans toutes les règles; une charte constitutionnelle du fils de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, mais de Louis le Débonnaire tranquille sur son trône, respecté et obéi de tout le monde ; une charte constitutionnelle proposée, délibérée, consentie, jurée en 817 ; relue, confirmée et jurée de nouveau en 821 ; envoyée enfin à Rome, et ratifiée par le pape Pascal. Oui, en 817, l’empereur Louis le Débonnaire convoqua à Aix-la- Chapelle la généralité de son peuple, suivant son expression, à la fin de partager l’empire des Francs entre ses trois fils Lothaire, Louis et Pépin ; d’en élever un à la dignité d’empereur, pour maintenir l’unité de l’empire ; régler les rapports entre le nouvel empereur et les deux rois ses frères ; de fixer la part d’autorité qu’aurait l’assemblée de la nation pour juger leurs différends et pour élire des rois parmi leurs descendants. Et, afin que tout cela se fît, non par une présomption humaine, mais par la volonté divine, on indiqua et on observa religieusement, comme disposition préalable, trois jours de prières, de jeûnes et d’aumônes (Ibid., col. 573). Louis le Débonnaire déclare donc, dans le préambule de cette charte, que son suffrage et les suffrages de tout le peuple s’étant portés sur son fils Lothaire pour la dignité impériale, cette unanimité fut regardée comme un signe manifeste de la volonté divine, et Lothaire associé en conséquence à l’empire. Le dixième article de cette charte est surtout remarquable. Il est dit : « Si quelqu’un d’entre eux (les trois frères), ce qu’à Dieu ne plaise, devenait oppresseur des églises et des pauvres, ou exerçait la tyrannie, qui renferme toute cruauté, ses deux frères, suivant le précepte du Seigneur, l’avertiront secrètement jusqu’à trois fois de se corriger. S’il résiste, ils le feront venir en leur présence, et le réprimanderont avec un amour paternel et fraternel. Que s’il méprise absolument cette salutaire admonition, la sentence commune de tous décernera ce qu’il faut faire de lui, afin que, si une admonition salutaire n’a pu le rappeler de ses excès, il soit réprimé par la puissance impériale et la commune sentence de tous. » (Baluz., Capit. Reg. Fr,, t. 1, col. 570). Tel est le dixième article. On y voit que, dans l’esprit et dans la législation des Français du neuvième siècle, leurs rois n’étaient pas irresponsables devant les hommes, mais justiciables de l’assemblée nationale.
Le quatorzième article ne mérite pas moins d’attention : « Si l’un d’eux laisse en mourant des enfants légitimes, la puissance ne sera point divisée entre eux, mais le peuple assemblé en choisira celui qu’il plaira au Seigneur, et l’empereur le traitera comme un frère et un fils, et, l’ayant élevé à la dignité de son père, il observera en tout point cette constitution à son égard. Quant aux autres enfants, on les traitera avec une tendre affection, suivant la coutume de nos parents. Que si l’un d’eux, ajoute l’article quinze, meurt sans laisser d’enfants légitimes, sa puissance retournera au frère aîné, c’est-à-dire à l’empereur. S’il laisse des enfants illégitimes, nous recommandons d’user envers eux de miséricorde. » Le dix-huitième et dernier article porte [ceci] : « Si celui de nos fils qui, par la volonté divine, doit nous succéder, meurt sans enfants légitimes, nous recommandons à tout notre peuple fidèle, pour le salut de tous, pour la tranquillité de l’Église et pour l’unité de l’empire, de choisir l’un de nos fils survivants, en la même manière que nous avons choisi le premier, afin qu’il soit constitué, non par la volonté humaine, mais par la volonté divine. » (Ibid., art. 14, col. 577 ; art. 15 et 18, col. 578).
Tels sont les principaux articles de la charte de partage et de constitution proposée, délibérée, consentie et jurée en 817 dans l’assemblée nationale d’Aix-la-Chapelle ; relue, jurée et confirmée de nouveau l’an 821 dans l’assemblée nationale de Nimègue ; portée enfin à Rome par l’empereur Lothaire d’après les ordres de son père, et confirmée par le chef de l’Église universelle. Ces articles sont certainement curieux et importants ; car, suivant qu’ils sont appréciés ou méconnus, ils donnent un sens tout différent à toute l’histoire de France, ancienne et moderne. Par exemple, pour nous en tenir à ce qu’il y a de plus général dans cette charte de 817, Louis le Débonnaire déclare que son fils Lothaire a été élevé à l’empire, non par la volonté humaine, mais par la volonté divine ; et la preuve qu’il en donne, c’est qu’après avoir consulté Dieu par la prière, le jeûne et l’aumône, tous les suffrages se sont réunis sur Lothaire. Ainsi, dans l’idée de Louis et de son époque, la volonté divine se manifestait par la volonté calme, unanime, et chrétiennement réfléchie de la nation : le droit divin et le droit national ne s’excluaient pas, comme on l’a niaisement supposé de nos jours, mais ils rentraient l’un dans l’autre. Les théologiens et les jurisconsultes du moyen âge, parmi eux Hincmar de Reims, résumés par les jésuites Bellarmin et Suarès, ont pensé de même ; ils ont généralement regardé Dieu comme la source de la souveraineté, et le peuple comme le canal ordinaire.
C’est même sur ce principe fondamental que repose originellement la légitimité de la troisième dynastie, conséquemment celle des Bourbons. Sur la fin du dixième siècle, nous avons vu ces deux faits. A la mort de Louis IV, son oncle Charles, duc impérial de Lorraine, réclame le royaume de France comme son héritage. Dans l’assemblée électorale des seigneurs, l’archevêque Adalbéron de Reims pose en principe que le royaume de France ne s’acquiert point par droit héréditaire. Et sur ce principe fondamental, rappelé par l’archevêque de Reims, l’assemblée nationale de 987 repousse les prétentions de l’héritier et descendant direct de Charlemagne, le duc Charles de Lorraine, et élit à sa place le duc de France, Hugues-Capet, et son fils Robert.
Or, au commencement du dix-septième siècle, telle était l’ignorance des légistes français, qu’ils condamnaient, lacéraient, brûlaient par la main du bourreau les écrits de Bellarmin et de Suarès, parce que ces deux jésuites, de concert avec les théologiens et les jurisconsultes du moyen âge, y enseignaient l’ancien droit français : que la souveraineté vient de Dieu par le peuple ; que les rois ne sont pas irresponsables devant les hommes ; que leur puissance peut se perdre, et leurs sujets être déliés du serment de fidélité ; que, dans le doute, c’est au chef de l’Église universelle à décider ce qui regarde la conscience.
Aux états généraux de 1614, quelques-uns de ces légistes suggérèrent au tiers-état l’idée d’ériger en loi fondamentale du royaume et en dogme national : Que le roi tient sa puissance immédiatement de Dieu seul ; qu’il ne peut en être privé, ni ses sujets dégagés de son obéissance, dans aucun cas, ni par aucune puissance quelconque sur la terre. — Ces légistes parlementaires, mais surtout les députés du tiers-état qui s’en laissèrent endoctriner, ne savaient trop ce qu’ils faisaient. Ils avaient sans doute intention de donner de l’importance aux parlements et aux états généraux. Mais, si le roi tient son pouvoir immédiatement de Dieu seul, et non pas de Dieu par le peuple, si, toujours et en tous cas, les sujets doivent lui obéir, sans que nulle autorité puisse jamais s’entremettre, quel besoin aura-t-il d’états généraux et de parlements, si ce n’est pour exécuter ses ordres ? Ne pourra-t-il, ne devra-t-il pas dire : L’État, c’est moi ? non pas moi et les états généraux, non pas moi, le clergé, la noblesse et le peuple, non pas moi et les deux chambres, non pas moi et le parlement : moi seul, et point d’autre. — Et, de fait, les états généraux de 1614 seront les derniers pendant près de deux siècles : on n’en reverra qu’en 1789, qui provoqueront des révolutions fondamentales et sanglantes, non-seulement en France, mais dans toute l’Europe, jusqu’à ce qu’on érige en dogme national, non pas l’adulation parlementaire de 1614, mais la doctrine des Jésuites Bellarmin et Suarès, la doctrine des théologiens et des jurisconsultes du moyen âge : que le roi tient son pouvoir de Dieu par le peuple ; qu’il n’en est pas irresponsable devant les hommes ; qu’il peut en être privé, et son peuple délié du serment de fidélité ; que, dans le doute, c’est l’Église et son chef qui prononcent pour la conscience des catholiques.
L’adulation parlementaire de 1614 n’était pas d’origine française, mais anglicane. Nous avons vu l’apostat Cranmer supprimer le droit électoral du peuple anglais dans l’inauguration d’Edouard VI ; nous avons vu le dogme de la royauté absolue et inamissible, à la suite de la papauté royale, monter sur le trône d’Angleterre avec les Stuarts; nous avons vu cette nouveauté politique provoquer le meurtre d’un Stuart, et puis l’expulsion de sa dynastie. En France, le dogme anglican de la royauté absolue et inamissible montera sur le trône avec les Bourbons, et, à la quatrième génération, produira des effets semblables. Ce qui montre qu’en France les rois ont été aussi sages que les parlements. En 1614, le clergé français sut se garantir de cet anglicanisme. La chambre du tiers avait envoyé une députation à celle de la noblesse pour lui demander son adjonction au sujet de l’article. La noblesse répondit que, comme cet article touchait aux matières de foi, elle croyait convenable, avant de rien statuer à cet égard, avant même d’en délibérer, de prendre avis de la chambre ecclésiastique. Celle-ci demanda communication de l’article : le tiers se refusa d’abord à cette demande, prétendant que l’article ne touchait en rien aux matières de foi ; mais, enfin, sur une seconde instance, la communication fut accordée. La chambre ecclésiastique demanda que l’article fût retiré, et députa le cardinal du Perron vers la chambre de la noblesse et du tiers pour y exposer les motifs de sa réclamation. La noblesse répliqua qu’éclairée comme elle l’avait été par le discours du cardinal, elle s’en remettait entièrement à la décision du clergé sur cette matière, comme sur toutes les matières de foi. Mais il n’en fut pas de même de la part du tiers, qui se refusa opiniâtrement à toute concession. D’un autre côté, le parlement, de qui venait originairement l’article, le confirma par un arrêt; et ce ne fut qu’après de longues et difficiles négociations que le clergé parvint à surmonter toutes les résistances. Enfin l’affaire fut évoquée au roi, qui ordonna que l’article fût plus de question.
La harangue du cardinal du Perron est importante, et en soi, et en ce qu’elle expose les sentiments du clergé de France à cette époque. Il distingue trois choses mêlées ensemble dans l’article du tiers-état. Il condamne comme hérétique et impie, à la suite du concile de Constance, la doctrine qu’il est loisible à tout individu de tuer un roi dès qu’il est tyran ; 2° il reconnaît que le roi de France n’a point de supérieur temporel sur la terre, comme c’était le cas de quelques autres ; 3° le point litigieux, savoir : Le roi tient son pouvoir tellement de Dieu, qu’il ne peut en être privé, ni son peuple absous du serment de fidélité, dans aucun cas, ni par aucune autorité quelconque. Le cardinal fait voir que de prétendre ériger cette proposition en loi et dogme, et déclarer le contraire impie et détestable, comme faisait le tiers-état, c’est tomber en quatre manifestes et graves inconvénients. 1° C’est forcer les âmes et jeter des pièges aux consciences, en les obligeant de croire et de jurer, comme doctrine de foi et conforme à la parole de Dieu, une doctrine dont le contraire est tenu pour vrai par toutes les autres parties de l’Église catholique et l’a été jusqu’ici par leurs propres prédécesseurs. 2° C’est renverser de fond en comble l’autorité de l’Église, et ouvrir la porte à toutes sortes d’hérésies, que de vouloir que les laïques, sans être guidés et précédés d’aucun concile œcuménique, ni d’aucune sentence ecclésiastique, osent entreprendre de juger de la foi, et décider des parties d’une controverse, et prononcer que l’une est conforme à la parole de Dieu, et l’autre impie et détestable. 3° C’est nous précipiter en un schisme évident et inévitable ; car tous les autres peuples catholiques tenant cette doctrine, nous ne pouvons la déclarer contraire à la parole divine et impie et détestable sans renoncer à la communion du chef et des autres parties de l’Église, et sans confesser que l’Église a été depuis tant de siècles, non l’Église de Dieu, mais la synagogue de Satan ; non l’épouse du Christ, mais l’épouse du diable. 4° C’est non-seulement rendre le remède que l’on veut apporter au péril des rois inutile, en infirmant par le mélange d’une chose contredite ce qui est tenu pour certain et indubitable, mais même, au lieu d’assurer la vin et l’état de nos rois, c’est mettre en plus grand péril l’un et l’autre, par la suite des guerres et autres discordes et malheurs que les schismes ont accoutumé d’attirer après eux.
Du Perron démontre ces quatre points, surtout le premier, avec une érudition prodigieuse et bien digérée. Dans le premier, il montre deux choses : l’une, que non-seulement toutes les autres parties de l’Église tiennent qu’en cas de princes hérétiques ou apostats, les sujets peuvent être absous du serment fait à eux ou à leurs prédécesseurs, mais même que, depuis onze cents ans, il n’y a eu siècle auquel en diverses nations cette doctrine n’ait été crue et pratiquée. L’autre chose, que cette doctrine a été constamment tenue en France, où nos rois, et particulièrement ceux de la dernière race, l’ont protégée par leur autorité et par leurs armes ; où nos conciles l’ont appuyée et maintenue ; où tous nos évêques et docteurs scholastiques, depuis que l’école de la théologie est instituée jusqu’à nos jours, l’ont écrite, prêchée et enseignée ; et où finalement tous nos magistrats, officiers et jurisconsultes l’ont suivie et favorisée, même souvent pour des crimes de religion plus légers que l’hérésie et l’apostasie. Voilà ce que le cardinal du Perron avance, soutient et prouve au long, avec l’approbation du clergé de France et de la noblesse.”
Source :
Histoire universelle de l’Église catholique, Tome XXV, éd. Gaume Frères et J. Duprey (1859), p. 385-391