« Pas de conciliation possible entre l’Église et la Révolution. Il n’y a plus dans le monde que deux camps, deux cités.
Catholiques et révolutionnaires, nous voulons tous la liberté religieuse et la liberté de la pensée, la liberté de la parole et de la presse, la liberté civile et politique, la liberté de réunion et d’association.; mais ces mots, pour nous, n’ont pas le même sens ; car le révolutionnaire appelle servitude ce que nous appelons liberté, et réciproquement.
Servir DIEU seul, obéir aux hommes, quels qu’ils soient, à cause de lui seul, et à DIEU dès lors plutôt qu’aux hommes, s’affranchir du joug de la nature et des passions ; en d’autres termes, pouvoir faire le bien et atteindre ainsi la fin dernière, qui est le ciel : voilà pour le catholique la vraie liberté.
Pour le révolutionnaire, être libre, c’est être indépendant de DIEU et de toute autorité, tant religieuse que civile, qui vient de lui ; indépendant de toute loi, tant divine qu’humaine, qui gêne les passions ; en d’autres termes, pouvoir faire le mal, pouvoir se perdre et perdre les autres : voilà la liberté du révolutionnaire.
Pour les catholiques la liberté religieuse consiste à s’affranchir du joug des imposteurs et des faux dieux, du pontificat des divins Césars, ainsi que des papes et papesses laïques, pour ne servir que le DIEU vivant, Créateur du ciel et de la terre, n’écouter que ses envoyés, n’adorer que lui seul, en lui rendant le culte véritable et spirituel qu’il a prescrit à l’Église.
Le révolutionnaire a la liberté religieuse quand « tout est dieu, excepté DIEU lui-même ». La liberté qu’il aime, c’est le droit à l’apostasie, le droit au schisme, à l’hérésie, au déisme, à l’idolâtrie, au matérialisme, à l’athéisme ; le droit de croire ce que bon lui semble, d’adorer ce que bon lui semble et comme bon lui semble, et même de ne rien croire, de ne rien adorer du tout. Sous la Convention, la liberté des cultes était la négation du seul culte légitime et même de tous les cultes, et l’adoration de la déesse Raison.
Pour nous, la libre-pensée est la pensée affranchie des séductions des sophistes et des sens, et surtout de la tyrannie de l’opinion ; c’est la pensée en pleine possession de la vérité éternelle.
Pour le révolutionnaire, c’est le droit de mépriser toute vérité immuable, tant naturelle que révélée, et de ne s’en rapporter qu’à son opinion, opinion mobile comme les passions et les intérêts qui la forment.
L’enseignement est libre aux yeux du catholique, quand les clercs et les laïques, les communes, les départements, les particuliers peuvent, non moins que l’État, fonder des écoles où la religion, la morale et la vérité sont respectées ; où le maître, disciple lui-même du Christ, Lumière du monde, ne substitue pas ses opinions à la vérité éternelle.
Pour le révolutionnaire, la liberté d’enseignement est la faculté d’égarer les esprits et de corrompre les cœurs, afin de bannir la vérité de la terre, d’en bannir le règne et la justice de DIEU.
Pour nous, la presse est libre quand, sous la surveillance de l’Église et d’un prince, évoque du dehors, et soumis comme tel à son autorité spirituelle, la presse peut sans obstacle défendre la morale et la religion, la justice et le droit, discuter ce qui est douteux, blâmer ce qui est blâmable, louer ce qui est digne de louange, avertir respectueusement le pouvoir qu’on trompe ou qui se trompe, lui exposer nos besoins et nos vœux, servir de lien entre les hommes en aidant à la propagation de tout ce qui est bon , vrai, dévoué au soulagement des misères, au progrès des libertés légitimes et de la véritable civilisation.
Pour le révolutionnaire, la presse est libre quand, exempte de tout contrôle, elle peut attaquer tout ce qui est bon, juste et saint, propager sans obstacles l’erreur, la corruption et l’impiété, servir de lien à toutes les conjurations contre DIEU et ses ministres spirituels et temporels, vanter impunément Orsini, Milano, Mazzini, élever des statues à Voltaire, « écraser l’infâme » et « traîner le Catholicisme dans la boue. »
Nous voulons la liberté politique et civile. C’est pour nous non le droit à l’insurrection de la rue ou des Chambres, mais la faculté de faire nos propres affaires, d’exposer, de défendre dans des assemblées, soit communales, soit départementales, soit générales, nos droits et nos intérêts, sans pour cela que ces assemblées usurpent le gouvernement et le pouvoir royal, sans qu’elles imposent au prince, dans une monarchie, ses ministres et ses décrets. La liberté politique implique bien un certain droit de conseil et d’opposition, mais pour conserver et non pour détruire, pour conserver les lois fondamen- tales, les coutumes justes et nationales, les droits acquis, et acquérir légitimement ceux qui nous manquent.
La liberté catholique, loin de détruire la soumission aux autorités légitimes, la fortifie au contraire ; car le catholique obéit non par contrainte, mais par dévouement. Or, rien n’est plus libre que l’amour. S’il sert, il reçoit en échange les services de ses chefs. Aimer et être aimé, servir et être servi, voilà la liberté, l’égalité, la fraternité véritables ; voilà la civilisation catholique. La France, sous saint Louis, connaissait ces libertés-là : elle les a perdues au fur et à mesure qu’elle s’est éloignée de l’Eglise, qui seule possède l’esprit de charité et de liberté.
Les peuples sont politiquement libres quand les princes, soumis à son Vicaire, dans l’ordre spirituel, sont les lieutenants du Christ. Les peuples, alors, ont l’essence de la liberté ; tous les accessoires arrivent facilement ensuite, au fur et à mesure qu’ils en sont plus dignes.
L’obéissance des nations catholiques n’est pas une obéissance aveugle ni servile : elle est raisonnable, filiale, religieuse, éclairée, équitable, exempte à la fois de servitude et de révolte. Elle est raisonnable, parce qu’elle est raisonnée, parce qu’elle sait qu’elle doit obéir et pourquoi elle doit obéir ; elle est filiale, parce que les princes sont les pères de la patrie; religieuse, parce qu’ils sont évêques du dehors ; éclairée, parce qu’ils font connaître les motifs, le but, la justice des lois à leurs sujets, qui, de leur côté, font connaître leurs vœux ; équitable, parce que la loi est dans l’intérêt de tous, et non pas seulement dans l’intérêt d’une majorité ou d’une dynastie ; exempte de servitude et de révolte, parce que , soit en leur obéissant, soit en résistant aux lois contraires à la loi divine, on obéit à DIEU. Il y a plus : les rois et les pouvoirs vraiment chrétiens, et c’est là leur gloire, entendent qu’on cesse de leur obéir dès que leurs ordres sont évidemment contraires à la loi, soit divine, soit humaine : leur résister alors, c’est encore les servir.
Nous voulons même en un sens la souveraineté nationale. Dans la civilisation catholique, en effet, le prince, chef de l’État, est, comme nous, membre de l’État. Régner avec lui, non pas en partageant, en divisant le pouvoir, en usurpant ses fonctions royales, mais parce que lui et nous sommes membres d’un même corps et animes du même esprit national ; régner avec lui et par lui, voilà pour nous la souveraineté nationale. La tête seule, il est vrai, dirige et porte la couronne ; mais le corps et les membres règnent avec la tête, parce qu’ils vivent de la même vie. La pensée du prince est notre pensée, et sa volonté notre volonté ; mais aussi notre pensée est sa pensée, notre volonté est sa volonté, car ce n’est ni son esprit particulier, ni celui de la majorité qui anime l’État chrétien ; c’est cet esprit public et national, allumé au foyer de l’Évangile, qui inspire au prince et aux sujets, aux grands et aux petits, ce que chacun doit faire dans l’intérêt de tous, suivant son état, sa condition, ses fonctions. Cet esprit est un, alors que l’esprit national est vivifié par l’esprit de l’Église, par suite de l’intime union de l’Église et de l’État. Quand l’Etat est vraiment catholique, vraiment uni à l’Eglise qui l’a engendré, puis nourri, aimé, protégé au prix de ses sueurs et souvent de son sang, il participe, autant que le permet sa nature, aux privilèges de l’Église.
Quant au révolutionnaire, il ne voit la liberté politique que dans l’omnipotence de la majorité du peuple souverain. C’est pour lui le droit d’élire des mandataires révocables par lui seul et responsables devant lui seul. C’est le droit de chasser le chef temporaire de l’État dès qu’il ne lui convient plus.
Ce que rêve le vrai révolutionnaire, ce n’est pas tant l’anarchie que la destruction totale de l’État chrétien ; ce qu’il rêve, c’est un César, maître absolu de toutes les âmes, de tous les corps et de tous les biens, à la seule charge d’enchaîner l’Église et d’appeler ses séides à la curée, type que réalisera l’Antéchrist.
L’Église disait aux princes comme au dernier de leurs sujets : « Bien d’autrui ne prendras ; » et les princes, jadis, en étaient réduits à faire le plus souvent la guerre à leurs frais, quand leurs intérêts étaient seuls en cause.
De toutes les propriétés la plus sacrée est celle de notre propre corps et de nos enfants. De là l’absence d’armées permanentes et la répugnance de l’Eglise romaine pour la conscription moderne.
La Révolution, au contraire, peut prendre à la famille son dernier écu et son dernier enfant, pourvu que ce soit au nom du peuple souverain.
Nous voulons la liberté civile, en lui donnant pour base la famille et la propriété. Nous voulons la famille telle que DIEU l’a créée, puis perfectionnée depuis l’Évangile, en faisant du mariage un sacrement. Nous voulons pour la famille la sainteté, l’indissolubilité du lien conjugal, une existence durable, les traditions qui sont la source de l’esprit de famille et de l’esprit national. Nous voulons pour le père toute la dignité de l’autorité paternelle ; nous voulons qu’il puisse maintenir l’union de ses enfants, car « l’union fait la force » ; nous voulons que sa prévoyance ait la faculté d’empêcher la liquidation forcée de son héritage après sa mort, et la dispersion des siens aux quatre vents du ciel.
La Révolution veut les unions libres ; tout au plus un contrat temporaire, que le magistrat civil peut rompre et former lui seul. Des familles nomades, sans perpétuité, sans traditions ; des parents désarmés et découronnés, des enfants sans respect, la liberté, l’égalité, la fraternité révolutionnaires jusqu’au sein de la famille. Nous voulons que la propriété collective et perpétuelle soit aussi sacrée que la propriété privée, alors surtout qu’il s’agit des droits de l’Eglise, qui sont les droits de DIEU et des pauvres. Pour la Révolution, comme on ose le dire ouvertement, la propriété, c’est le vol ; surtout la propriété ecclésiastique. L’annexer, l’incamérer, ce n’est que justice.
Nous voulons la liberté des réunions et des associations, mais des réunions pour le bien, et non pour le mal ; des associations pour fonder, et non pour détruire. Nous voulons un droit écrit dans les cœurs et dans la coutume, bien plus encore que dans la loi ; un droit qui soit l’expansion de la vie, au lieu d’être un rêve de légiste ; un droit qui favorise l’union des cœurs et des intérêts légitimes, au lieu d’être un club et une conjuration, comme le demande la Révolution.
Voilà ce que nous voulons, et voilà ce que nous ne voulons pas. Voilà les libertés que nous acclamons et que nous réclamons ; elles sont raisonnables, vraies, pures, saintes, fécondes. Et voilà les libertés, ou pour mieux dire les licences, que nous repoussons de toute l’énergie de notre foi, de notre patriotisme et de notre raison ; nous les repoussons parce qu’elles sont fausses et pernicieuses, impies, condamnées, ennemies de tout ordre, ennemies de tout bonheur. »
Nous voulons, nous aimons d’un même amour et la vraie autorité et la vraie liberté ; pour l’honneur de JÉSUS-CHRIST et de son Église, pour l’amour de nos frères, surtout des pauvres et des petits, pour la sauvegarde de nos consciences, nous détestons, nous repoussons avec la même indignation et la fausse autorité et la fausse liberté, et le despotisme et l’anarchie, et l’arbitraire et la licence. L’Église les condamne, et nous n’en voulons à aucun prix. Avec elle, nous les condamnons ; nous les condamnons parce qu’elle les condamne, autant qu’elle les condamne, ni plus ni moins.
Quand nous sommes obligés de vivre sous leur joug, nous subissons cette dure nécessité sans nous laisser séduire par les fausses doctrines ; nous aspirons à des temps meilleurs ; nous aspirons, nous travaillons au retour des sociétés à leur état normal, au retour du monde à l’État chrétien.
Par-dessus tout, nous sommes fidèles aux enseignements du Chef de l’Église ; nous- le suivons en tout ; nous le suivrons partout. Nous marcherons à sa lumière, qui est la lumière du Christ, la vérité infaillible. Jamais nous ne substituerons nos conceptions à son enseignement ; et dans cette soumission filiale et totale à son autorité divine nous trouverons la véritable liberté, la liberté des enfants de DIEU, la liberté que le Christ, notre Sauveur, nous a acquise au prix de son sang, la liberté qui, malgré son imperfection dans l’état d’épreuve, est ici-bas le prélude des joies bienheureuses de l’éternelle et parfaite liberté dans les cieux. »
La liberté par Mgr de Ségur.1887. p. 471